Consommez, consommez, quelque chose en restera !
L’action se situe à Florence, à la fin du 15ème siècle, mais attention, il ne s’agit pas d’une fable dorée de la Renaissance. Les contours sont
sombres : il est question d’apocalypse, de repentance, de reniement des biens matériels. Tout cela se terminera mal, par un grand bûcher allumé Piazza della Signoria.
La cité des Medici vit une période trouble ; après la mort de Laurent le Magnifique son successeur a du quitter le pouvoir, l’Etat s’est érigé en république et la véritable influence, le véritable pouvoir sont dans les mains d’un religieux un peu fanatique et mégalomane qui ne déplairait pas au régime des ayatollahs et autres talibans : Girolamo Savonarola, un moine dominicain au charisme incontestable. Après s’être imposé comme prédicateur spécialisé dans la fustigation des vices de l’Eglise et du monde, il est arrivé à exercer son influence sur l’éphémère république florentine. Ses fidèles sont surnommés avec moquerie « Piagnoni » (les pleurnichards), mais l’homme inquiète. Non content de menacer la venue de l’Ange Exterminateur et de dénoncer les vices du genre humain, il s’attaque à ce qu’il a toujours fait la renommé de Florence : le génie de ses artistes, le savoir faire de ses artisans, un certain mode de vie (tout ce quelques siècles plus tard sera vendu de par le monde sous l’appellation de « made in Italy »). Il ordonne un bucher des vanités, et ainsi les flammes dévorent objets de luxes, vêtements, tableaux et autres ouvres d’art, ainsi que des livres prétendument licencieux. Passé l’ivresse du feu purificateur et venu à manquer le zèle de ses soutiens, la réaction de la pragmatique bourgeoisie florentine ne se fait pas attendre : excommunication, emprisonnement et renouvèlement du bucher, cette fois destiné à frère Girolamo.
Voici, bien qu’un peu simplifiée, l’histoire de Girolamo Savonarola (1452 – 1498), personnage controversé des dernières années du Moyen Age italien, tantôt considéré comme un fondamentaliste ante litteram, tantôt comme un pieux réformateur un peu trop zélé.
Pourquoi nous nous intéressons aujourd’hui à Savonarola ? Parce que sa chute est accéléré non tant par ses prêches iconoclastes où il attaque avec virulence le Pape et les maitres de florence, les Medici, ni par ses acrobaties diplomatiques avec Charles VIII de France ou par ses attitudes de fou de Dieu. Ce qui finit par le perdre est son attaque au modèle économique de Florence, ville née du commerce et où les marchands sont devenus princes. Si le désir d’ascèse, de renonciation aux biens terrestres avait gagné la population, Florence aurait été destiné au déclin, et cela les grandes familles florentines, premier entre tous les Medici, ne l’auraient jamais accepté.
Amusons nous un instant à analyser en termes actuels la parabole de Savonarola. Que fait-il ? Il prêche la rigueur, l’austérité, face à la dérive de la consommation. Toute ressemblance avec les politiques mises en place par la plupart des gouvernements depuis environ deux ans est purement fortuite… Il n’est pas de notre volonté de critiquer les efforts des dirigeants politiques de réduire les déficits publics, les cas de la Grèce et de l’Irlande nous en rappellent les dangers chaque jour. En revanche, comme plusieurs analystes et observateurs l’ont fait remarquer à plusieurs occasions, il ne faut pas que le remède tue le malade, à l’instar des saignées de jadis.
N’en déplaise à personne, nous vivons dans la civilité de la consommation. Nous utilisons volontairement ici le mot « civilisation » en lieu et place du plus commun « société » car la philosophie sur laquelle le monde occidental (monde tout court, il faudrait dire, car à part quelques dictatures marginales tous les pays ont adopté les préceptes de l’économie libérale) est bâti repose sur l’acceptation universelle de la valeur positive de la « croissance ». Et la croissance économique, c'est-à-dire l’augmentation régulière de la production et des revenus, qui induit à son tour l’augmentation des investissements et des emplois, n’a qu’un seul et unique moteur : la consommation. La base de toute prospérité est dans la consommation de ménages (ou, pour le dire en termes moins old school, dans le « B to C »). La consommation et les investissements des entreprises (le : « B to B ») n’en sont que le corollaire ; le postulat étant l’achat final d’un bien ou d’un service par un particulier, qu’il s’agisse d’un achat de première nécessité comme un pack de lait ou d’un achat totalement superflu et effectué par pur plaisir, comme un foulard Hermès.
Or, le paradoxe des politiques économiques actuelles est le suivant : comment préserver (et, a fortiori, stimuler) la consommation tout en mettant en place des plans de rigueur qui risquent de réduire le pouvoir d’achat et donc de créer les présupposés par une contraction de la demande ? L’exercice s’avère fort difficile, et le gouvernement qui serait en mesure d’y arriver, soit-il de droite ou de gauche, mériterait d’être élu avec 100 % des suffrages.
Nous sommes chaque jour sollicité par des invitations, injonctions et messages qui nous exhortent à avoir un comportement correct (toujours sensibles aux mots, nous refusons l’abus de « responsable » et de « citoyen ») : cela va du tri sélectif des déchets à l’utilisation des lampes à faible consommation énergétique, en passant par les rappels à la plus élémentaire civilité affichés dans les transports en commun. Si telle est l’attitude qui nous est demandée, faisons un petit jeu : imaginons donc de vivre aux temps de nos parents et grands parents, pendant la Deuxième Guerre Mondiale. La Patrie en danger nous demande, nous civils restés à la maison, de contribuer à l’effort de guerre pour vaincre l’ennemi. L’ennemi d’aujourd’hui ne nous bombarde pas, il ne menace pas nos frontières. Plus insidieux, il essaye tout simplement de réduire notre train de vie. Débout ! Contre nous de la récession l’étendard sanglant est levé. Soyons patriotes, il faut consommer pour vaincre, l’ennemi reculera face à une barrière de tickets de caisse. La bataille de la croissance sera gagnée par le shopping du week end.